Angoissés s’abstenir

Angoissés s’abstenir

Entrevue avec Caroline Hayeur

Par Sébastien Lavallée

Caroline Hayeur, Montréal, Novembre 2010 (Photo: Sébastien Lavallée)

Caroline Hayeur (Photo: Sébastien Lavallée)

Je suis allé rejoindre Caroline Hayeur dans les locaux de l’Agence Stock. «On déménagé depuis quelques mois», qu’elle me dit alors qu’on descend les étages en ascenseur. Nous nous rendons dans un petit café d’inspiration japonaise. Tout de suite, elle remarque les œuvres aux murs: des numérisations de négatif de film polaroïd en grands formats. L’artiste est sur place, elle discute quelques minutes avec lui de son thème: la disparition.

Il y a de ces personnes dont la simple rencontre suffit à vous motiver, dont la passion est contagieuse. Caroline en fait partie: «Un ami m’avait dit: Si ton but c’est de faire de l’argent, tu dois mettre ça en priorité. Si ce n’est pas ça ton but, tu vas trouver un moyen d’être autonome, mais tu ne mettras pas l’énergie là-dedans. […] Je n’ai pas choisi la voie la plus facile, […] mais je ne suis tellement pas malheureuse. C’est ça qui compte.» Une petite discussion autour du photojournalisme.

L’effet

À une époque où les banques d’images se multiplient et que la rareté d’une image n’est plus un critère pour son impact visuel, que reste-t-il? «Après, il te reste l’effet, ce que je résume à l’émotion. Les bébés sales avec des mouches qui volent, les gens en ont tellement vu que plus personne n’est touché. C’est terrible à dire, mais c’est vrai… Ça ne veut pas dire qu’il faut être plus sensationnaliste, mais trouver une nouvelle façon d’atteindre le public par l’assemblage, le propos, la musique, un site web: tout est bon.»

Travailler dans un milieu en transformation

Elle a terminé ses études en 1989, puis a travaillé comme assistante avec Gilbert Duclos pendant dix ans tout en commençant à travailler comme pigiste. Elle a participé aux débuts du Voir où elle a réalisé son premier reportage, Chronique sur l’Amérique, en 1991-1992: avec une collègue photographe, Patricia Durocher, elle a sillonné les États-Unis dans un camion équipé d’une chambre noire. Puis, en 1994, elle est choisie pour le stage d’été au quotidien La Presse.

Selon elle, le plus gros changement ayant affecté son travail dans les vingt dernières années a été Internet. Permettant un partage plus rapide, c’est ce qui a mené à des innovations comme la numérisation: pouvoir partager les photos plus rapidement sans avoir à envoyer les originaux. À ses débuts, les transformations dans le monde de la pige étaient déjà en place, on ne payait déjà plus des photographes POUR réaliser des reportages: «On me disait: “Fait le, on va peut-être te l’acheter.”» Il a donc été nécessaire de trouver d’autre moyens de réduire les risques financiers: «C’est la pratique artistique qui me fait voyager», dit-elle. Par exemple, elle revient d’un voyage au Chili où elle préparait une présentation avec Mutek. Le coût du billet d’avion étant assuré par l’organisme dédié à la musique électronique, elle a tout de même profité de sa présence pour réaliser et vendre un reportage sur les vins chiliens au magazine SAQ.

Art et photojournalisme

L’aspect artistique prend aussi beaucoup de place. On voit de plus en plus de photographes qui sortent leurs œuvres des magazines pour les afficher sur des murs de galeries: «Pour moi, les murs d’une galerie c’est comme de grands magazine où je contrôle le contenu, pis il n’y a pas de pub autour!» Cette sensibilité artistique, elle se sent aussi dans le produit final qui se veut souvent plus personnel. Il n’est pas rare que l’aspect technique nous offre une nouvelle façon de concevoir le photojournalisme. Est-ce que cela peut aller trop loin: «Il y a des tendances que je trouve un peu trop lourde. L’équilibre est important puisque dans photojournalisme, il y a journalisme: il faut quand même que tu passes ton message. […] C’est quand les deux se marient que tu as un sens.» Les reportages où une photo sur deux sont floues échouent dans la transmission d’un message, on perd alors la matière première: le sujet.

En ce sens, il n’y a donc pas de mauvais sujet, mais de mauvaises façons de traiter ces sujets. L’originalité, elle, provient du regard du photographe et de sa capacité à reconnaître les enjeux actuels: «Tout le monde fait des bonnes photos: c’est le regard que tu portes qui va être différent. La façon de traiter son sujet, sous quel angle, dans quel contexte, c’est ça qui va être différent.» Elle ajoute même que le photographe doit savoir être de son temps, montrer son sujet de façon actuelle.

Savoir écrire

Dans cette approche, il est cependant primordial de savoir écrire: «Si tu ne fais pas du news, tu dois savoir écrire. Si tu as les textes et les photos, tu vas pouvoir les vendre une fois, deux fois, trois fois. Les seuls reportages que j’ai réussi à vendre, c’est parce que j’avais écrit les textes.» Les projets demandant la manipulation de médias multiples ne sont d’ailleurs pas rares, il faut savoir travailler avec le plus d’outils possible.

Angoissés s’abstenir

Difficile, le métier de pigiste ? «Tu offres un produit. En tant que photographe, tu n’as pas le choix de jouer cette game-là: ça te prend un site web, un beau sac photo, etc. […] Je pense qu’il y a moyen de faire sa place si ta démarche est réelle et si ce que tu fais, tu le fais de façon sentie et avec conviction. À un moment donné, j’ai mis de côté l’aspect financier: j’aime mieux faire un reportage aux trois ans, mais sans aucune contrainte,  et faire des projets alimentaires parallèles, mais qui sont intéressants. […] Quelqu’un d’angoissé, qui a peur du lendemain, tu lui dis de ne pas aller pigiste!» En somme: un métier de passionnés!

Pour terminer, voici son dernier conseil à ceux qui désirent se lancer dans l’aventure du photojournalisme à la pige: «Il faut faire un produit fini, mais il faut que tu le finisses. Tu peux ramener plein de photos, mais tu n’auras pas un reportage, donc: le sens! C’est ÇA mon sujet, c’est ÇA mon histoire et je le mène à bien du début à la fin. Sinon, tout le monde les a les photos, mais ton assemblage, ton regard, ça, c’est à toi!»

***

Si vous passez par Québec, n’hésitez pas à jeter un coup d’oeil à la toute dernière exposition de Caroline Hayeur, HUMANITAS (HUMANITAS: humanité, nature humaine, ensemble de qualité qui font l’homme supérieur à la bête, précise la photographe). Elle sera présentée du 19 novembre au 19 décembre 2010 au centre de diffusion VU (523 rue de Saint-Vallier Est).

Comments on This Post
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18 novembre 2010
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